Trauma complexe chez les jeunes
La famille est l’une des cellules sociales primaires de l’individu et elle représente la première entité avec laquelle le nouveau-né interagit, jouant un rôle crucial sur son développement normatif et sa trajectoire de vie. Toutefois, des événements difficiles peuvent survenir au sein de la famille, affectant ainsi la relation parent-enfant. Lorsque ces difficultés sont subies de manière répétée, l’enfant peut développer des pensées et comportements déviants, ce qui peut conduire à un « trauma complexe ». Or, les jeunes souffrant de ce type de trauma ont des besoins considérables et il peut être ardu pour un parent de leur offrir un soutien adéquat dans un tel contexte.
Qu’est-ce que le trauma complexe?
Le trauma complexe se caractérise par une exposition chronique ou répétée à des traumas interpersonnels et par la complexité des conséquences vécues. D’une part, le trauma interpersonnel inclut des perturbations dans la relation parent-enfant, marquées par une diminution de la confiance, du sentiment de sécurité et de la valorisation du parent. D’autre part, la complexité des conséquences se manifeste par des séquelles à moyen et long terme, affectant le fonctionnement psychologique, social, biologique et cognitif du jeune.
Parmi les populations à risque de développer un trauma complexe, les enfants et adolescents âgés entre trois et 17 ans, hébergés en centre d’hébergement en contexte de protection de la jeunesse, sont particulièrement concernés. En effet, 21% d’entre eux présentent des symptômes de traumas complexes. Ces jeunes, ayant souvent été victimes d’abus ou de négligences, présentent des répercussions persistantes à l’âge adulte, affectant leur pensée, leurs réactions et leurs interactions sociales. Par conséquent, il importe de comprendre comment se développe le trauma complexe afin de mieux orienter les stratégies d’intervention et de soutien pour cette population particulièrement vulnérable.
Comment se développe le trauma complexe?
Le trauma complexe résulte entre autres d’expériences interpersonnelles impliquant parfois la trahison du parent. Ces expériences, répétées ou prolongées, incluent différentes formes d’abus, de négligence ou d’abandon. À titre d’exemple, les traumas interpersonnels vécus pendant l’enfance comprennent l’exposition à la violence conjugale, aux agressions sexuelles, à la violence physique ou psychologique et à la négligence parentale. Ces expériences qui surviennent souvent à des périodes vulnérables du développement, comme la petite enfance, affectent significativement la trajectoire développementale à long terme.
Plusieurs facteurs de risque et de protection influencent le développement du trauma complexe chez les enfants et les adolescents. Les facteurs de risque individuels incluent la nature, la répétition et la sévérité des événements traumatiques, la proximité relationnelle avec le parent, l’âge au moment de l’exposition, les antécédents traumatiques, la vulnérabilité biologique, le harcèlement scolaire et les troubles d’apprentissage. Les facteurs environnementaux comprennent le caractère transgénérationnel des traumatismes, les interactions parentales dysfonctionnelles, l’insécurité d’attachement, les difficultés de gestion des émotions, les problèmes financiers et les conflits intrafamiliaux. À ces facteurs s’ajoutent l’agression sexuelle et physique qui exacerbent encore davantage la vulnérabilité de ces jeunes. Quant à eux, les facteurs de protection incluent l’attachement sécurisant, les ressources individuelles, les capacités de gestion du stress et la qualité du soutien social. Sur le plan environnemental, la qualité des relations avec les proches, leur disponibilité, les mesures de protection et les soins offerts sont essentiels. Les facteurs de risque et de protection jouent un rôle crucial dans le développement du trauma complexe chez les enfants et adolescents. En bref, les facteurs de risque, tant individuels qu’environnementaux, augmentent la probabilité de développement de traumas complexes, tandis que les facteurs de protection peuvent atténuer ces effets. Cependant, malgré la mise en place de ces facteurs de protection, il est possible qu’un trauma complexe se développe. Ce dernier peut se traduire par diverses manifestations chez les enfants et les adolescents, lesquelles varient en fonction des différentes étapes de leur développement, comme présenté ci-dessous.
Comment reconnaître les signes du trauma complexe?
Tout au long du développement de l’enfance jusqu’à l’adolescence, différentes manifestations peuvent survenir. Il est toutefois à noter que la seule présence de certains facteurs ne signifie pas que le jeune présente un trauma complexe :
Petite enfance :
- Retard dans l’apprentissage de la propreté
- Difficulté de sommeil
- Anxiété de séparation
- Irritabilité
- Difficulté d’autorégulation émotionnelle
Enfance :
- Difficulté d’apprentissage
- Régression des acquis
- Cauchemars
- Somatisation
- Hyperactivité
- Peur et agressivité
- Symptômes du trouble de stress post-traumatique
- Dévalorisation (sentiment de se sentir mauvais, anormal ou stupide)
- Émotions intenses
- Difficultés scolaires et sociales
- Réaction à l’autorité (soumission ou opposition)
- Parentification
- Comportements de compulsion ou de ritualisation
Adolescence :
- Comportements à risque et autodestructeurs
- Passages à l’acte (abus de substances, délinquance, promiscuité sexuelle)
- Somatisation
- Dépression ou retrait
- Estime de soi très faible
- Dégoût de soi-même et perception d’être « endommagé »
- Traits sociopathiques ou narcissiques
- Comportements violents envers les autres
Quant aux répercussions vécues par les jeunes ayant des traumas complexes, celles-ci peuvent être répertoriées selon neuf grandes catégories, illustrées dans le Tableau 1.
Tableau 1. Répercussions vécues chez les personnes ayant un trauma complexe
Catégorie des répercussions | Explication |
Dissociation et évitement | Mécanismes de défense : la déréalisation, la dépersonnalisation, l’amnésie, les pertes de mémoire, etc. |
Problèmes relationnels et d’attachement | Difficultés à développer des attachements sécurisants. |
Identité et concept de soi altérés | Vision négative de soi-même, se percevant comme « endommagé » ou impuissant. |
Somatisation et physiologie/biologie | Dysfonctionnement du système de réponse au stress, avec des niveaux élevés de cortisol. |
Problèmes cognitifs et d’apprentissage | Lacunes dans les fonctions exécutives, la mémoire, l’attention et la résolution de problèmes. |
Régulation émotionnelle | Dysphorie, alexithymie, exposition à des émotions négatives intenses et difficultés à identifier et exprimer les émotions. |
Compréhension du monde | Perception de l’environnement comme dangereux et imprévisible, entraînant une hypervigilance et une réaction en mode survie. |
Comportements dysfonctionnels | Comportements intériorisés (peur, dépression), extériorisés (colère, agressivité), à risque (promiscuité sexuelle, abus de substances), antisociaux (actes illégaux ou malhonnêtes, combinés à l’absence de remords ou de culpabilité) et délinquants (actes criminels). |
Mentalisation | Difficulté à interpréter les comportements des autres et à reconnaître ses propres états internes. |
Ces neuf catégories de répercussions tendent à s’inter-influencer et s’entrecroiser, causant une concomitance chronique des difficultés qui peuvent créer un cercle vicieux. Ainsi, les personnes ayant développé un trauma complexe vivent des difficultés d’adaptation importantes dans différentes sphères de leur vie : la prise en charge devient alors complexe, mais d’autant plus importante. Le modèle d’intervention ARC, couramment utilisé dans ce contexte, est mis en œuvre non seulement auprès l’enfant ou l’adolescent, mais aussi auprès de ses parents afin de les outiller pour faire face aux défis du quotidien.
Comment soutenir les enfants et adolescents ayant un trauma complexe?
Le modèle ARC (attachement-régulation-compétences) est reconnu comme étant une pratique prometteuse pour le trauma complexe par le National Child Traumatic Stress Network et le Substance Abuse and Mental Health Services Administration. Ce dernier, centré sur les forces de l’enfant dans une perspective familiale et systémique, cible une clientèle âgée de trois à 17 ans. Il met l’accent sur le développement de la résilience à travers trois domaines principaux: 1) l’attachement sécurisant dans les relations avec autrui; 2) la régulation optimale des affects; et 3) le développement des compétences.
Le modèle ARC met en lumière dix cibles d’intervention répartis dans ces trois domaines. Pour l’attachement, les interventions incluent : les routines et rituels, la gestion des émotions des adultes responsables, l’ajustement empathique des adultes responsables, la constance et le renforcement. Pour la régulation, elles portent sur l’identification, l’expression et la modulation des émotions. Quant aux compétences, elles visent les fonctions exécutives, l’identité et l’intégration des événements traumatiques.
Par ailleurs, il est à noter que l’implication parentale est déterminante pour la prise en charge des enfants ayant un trauma complexe. La disponibilité, l’état psychologique, la qualité de l’attachement et les réactions du parent influencent la réponse au stress de l’enfant. En effet, un parent en détresse peut rendre plus difficile la régulation des émotions chez l’enfant qui ne se sent pas suffisamment sécurisé. Mettre en place des interventions à la maison permet alors non seulement de créer un environnement sécurisant pour l’enfant, mais aussi de renforcer le lien parent-enfant et d’améliorer la résilience de l’enfant.
Pour appliquer le modèle ARC à la maison, plusieurs interventions concrètes peuvent être mis en place. Voici quelques suggestions pratiques pour soutenir le développement émotionnel et psychologique de votre enfant dans un environnement sécurisant et bienveillant :
- Moments de sécurité : Créez un environnement où l’enfant se sent en sécurité en mettant en place des routines cohérentes et en adoptant une attitude chaleureuse. Assurez-vous que les règles de la maison sont clairement définies et appliquées de manière constante. Par exemple, avant d’aborder un comportement spécifique, expliquez-lui ce qui est attendu, ce qui est permis et non permis et les conséquences en cas de non-respect des règles. Renforcez ce cadre en associant fermeté et bienveillance et en identifiant des moments clés, comme l’heure du coucher, où l’enfant peut se sentir particulièrement en sécurité.
- Routines adaptées : Les routines structurent la journée de l’enfant, offrant un cadre rassurant. Adaptez ces routines à l’âge et au niveau de développement de l’enfant. Par exemple, pour un jeune enfant, une routine du soir pourrait inclure une activité calme après le dîner, suivie d’un bain, d’un moment de lecture, puis du coucher. Pour un adolescent, créer des routines pour encadrer le coucher ou le réveil, ainsi que pour les activités du week-end, peut également être bénéfique. Ces routines aident l’enfant à anticiper les événements, réduisant ainsi le stress et l’anxiété.
- Rituels familiaux : Instaurer des rituels réguliers renforce les liens familiaux et crée des moments de partage. Par exemple, un souper en famille chaque vendredi soir, suivi d’un film, ou un brunch le dimanche matin, peuvent devenir des moments attendus avec impatience. Ces rituels permettent de renforcer le sentiment d’appartenance de l’enfant à sa famille tout en créant des souvenirs positifs.
- Sensibilité aux événements : Anticipez les situations qui pourraient perturber l’enfant et soyez attentif à ses réactions. Chaque enfant a des sensibilités uniques. Par exemple, il peut se sentir anxieux lorsqu’il est laissé seul à la maison ou lorsqu’il dort chez un ami. Être conscient de ces moments permet de mieux soutenir l’enfant et de l’aider à gérer ses émotions.
- Renforcement positif : Valorisez les réussites de l’enfant en utilisant un système de renforcement positif. Cela peut inclure des félicitations, des remerciements ou des privilèges spéciaux. Par exemple, cuisiner son plat préféré pour célébrer un bon résultat scolaire ou lui permettre de choisir une activité en récompense de ses efforts.
- Développement émotionnel : Aidez l’enfant à développer son vocabulaire émotionnel en utilisant des supports visuels, des films éducatifs ou des activités centrées sur les émotions. Par exemple, affichez un tableau des émotions à la maison ou regardez ensemble des vidéos qui expliquent les sentiments et comment les exprimer.
- Expression des émotions : Encouragez l’enfant à exprimer ce qu’il ressent. Instaurer des moments spécifiques, comme un tour de table lors des repas pour discuter des ressentis de la journée, peut être un bon moyen d’ouvrir le dialogue. Reconnaître et nommer les émotions de l’enfant lorsqu’elles se manifestent est également crucial pour qu’il se sente compris et validé.
- Calme et externalisation : Apprenez à l’enfant des techniques pour gérer son calme et externaliser ses émotions de manière saine. Cela peut inclure des exercices de respiration, du yoga ou des activités physiques qui l’aident à canaliser ses émotions. L’objectif est de lui donner des outils pour gérer les moments d’intensité émotionnelle.
- Développement des compétences spécifiques : Encouragez l’enfant à développer des compétences en l’inscrivant à des activités correspondant à ses intérêts, que ce soit à l’école, dans le cadre d’activités parascolaires ou dans des services communautaires. Par exemple, s’il aime la musique, trouvez un cours de musique; s’il préfère le sport, inscrivez-le à une activité sportive. Ces activités améliorent sa confiance en lui et lui permettent d’explorer ses talents.
- Renforcement de l’estime de soi : Soutenez l’estime de soi de l’enfant et l’adolescent en valorisant ses réussites et en créant des moments qui renforcent son sentiment d’appartenance. Par exemple, tenir un cahier où sont consignées ses réussites ou créer un album photo familial peut les aider à se sentir valorisés et aimés.
- Accueil des confidences : Soyez à l’écoute des confidences de votre jeune, en validant ses expériences et en lui montrant que vous êtes là pour lui. Remerciez-le de se confier, faites-lui savoir que ses sentiments sont importants pour vous et assurez-vous qu’il se sente compris. Si vous ressentez qu’il a besoin d’un soutien plus important, n’hésitez pas à consulter un professionnel pour l’accompagner.
Conclusion
En résumé, les enfants et adolescents ayant développé un trauma complexe ont souvent vécu des événements difficiles qui ont perturbé leurs relations avec leurs figures parentales, parfois dans des contextes d’abus, de négligence ou d’abandon. Ces événements traumatiques influencent leurs stratégies d’adaptation, leurs modes de pensées, leur façon de se comporter, de ressentir et de réagir. Il importe donc de porter attention aux facteurs qui peuvent augmenter ou diminuer les risques de développer un trauma complexe. Dans une visée de soutien, le modèle ARC est une pratique prometteuse pour intervenir auprès de ce type de trauma. Enfin, il importe de retenir que la complexité de ce trauma rend la prise en charge particulièrement complexe. Les parents ne doivent pas se juger sévèrement; il est normal de se sentir impuissant et de trouver la situation difficile. Si vous vous sentez dépasser par les comportements de votre enfant, les services psychosociaux et médicaux sont disponibles pour alléger le poids des défis rencontrés. Ces ressources peuvent offrir des stratégies et des interventions adaptées, permettant aux parents de mieux accompagner leur enfant dans son processus de guérison et d’adaptation.
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